Image courtesy of Victor Habbick - freedigitalphoto.net

Des banques pleines de bon sang

(Québec) Depuis quelques années, les banques de sang voyaient venir, et grossir petit à petit, un casse-tête qui s’annonçait horriblement compliqué; un qui allait vraisemblablement coûter une fortune à gérer : de plus en plus de médecins demandaient que leurs patients soient transfusés avec du sang «jeune», prélevé depuis moins d’une semaine, pensant que ce sang serait de meilleure qualité et améliorerait le pronostic. Jusqu’à ce qu’une équipe dont fait partie Alexis Turgeon, de la Faculté de médecine de l’Université Laval, se rende compte qu’en fait cette pratique ne donne aucun avantage.

Beaucoup de gestionnaires de banques de sang dans le monde ont dû pousser un grand soupir de soulagement quand cet article a été publié dans le prestigieux New England Journal of Medicine, au printemps dernier. En général, elles gèrent leurs inventaires sur le modèle du «premier entré, premier sorti» afin de liquider en priorité leurs stocks plus anciens et de limiter les pertes – après 42 jours, on considère que les globules rouges sont trop dénaturés pour que la transfusion soit efficace, et les risques de transmission de microbes sont plus grands.

À cause de cela, de plus en plus de médecins, notamment en chirurgie, se sont mis à réclamer du sang «jeune» pour leurs patients, surtout quand ceux-ci se trouvaient dans un état critique. Et c’était a priori plein de bon sens : si le sang perd de ses vertus avec le temps, le meilleur doit logiquement être le plus «neuf».

«À l’époque où on a fait le design de l’étude, dit le Dr Turgeon, on était persuadé qu’on allait prouver les avantages du sang jeune. Toute la communauté scientifique s’en allait vers là, il y avait beaucoup de leaders d’opinion qui poussaient pour ça, donc on était vraiment convaincus. Mais avant d’aller vers ça, on se disait aussi qu’il fallait des preuves parce que ce n’est pas banal comme changement. […] Il faut comprendre que ça peut déstabiliser un système de gestion du sang.»

Quelques études antérieures avaient documenté un surplus de mortalité de 16 % chez les patients qui recevaient du sang «vieux», mais il s’agissait principalement d’études dites «observationnelles» où les variables ne sont pas toutes aussi bien contrôlées que dans un essai clinique en bonne et due forme. Par exemple, «les patients les plus malades peuvent recevoir plus d’unités ayant connu un long entreposage, il peut y avoir des chevauchements dans l’âge des globules rouges transfusés, et des transfusions qui ont eu lieu après les événements cliniques peuvent être incluses», lit-on dans l’article du NEJM.

La poignée d’essais cliniques existants montrait des résultats mitigés – souvent sur de petits échantillons, qui plus est. Bref, on était en train de changer les pratiques sans avoir les preuves qu’il faut.

Cinq ans d’étude

L’équipe dont faisait partie le Dr Turgeon a mis plus de cinq ans, de 2009 à 2014, pour réunir un échantillon de quelque 2400 patients dans 64 lieux au Canada et en Europe. La moitié des patients ont reçu du sang datant de moins de huit jours, et l’autre du sang «standard», vieux de 22 jours en moyenne. Tous avaient été admis dans une unité de soins intensifs et avaient passé au moins 48 heures sur un respirateur artificiel. «Donc, c’étaient des patients très, très malades. On a procédé de cette façon-là parce qu’on s’est dit que si ça [le sang jeune] ne fonctionnait pas sur eux, alors c’était sûr qu’il n’y aurait pas d’effet chez les autres. Et comme ce sont eux que l’on transfuse le plus et qu’il y a parmi eux une forte mortalité, s’il y avait un impact, c’est chez eux qu’on le verrait le mieux.»

Mais justement, les chercheurs n’ont, en fin de compte, rien «vu» : après 90 jours, 448 patients (37 %) qui avaient reçu du sang neuf étaient décédés, contre 430 (35,3 %) dans le groupe du sang ancien. D’un point de vue statistique, la différence est considérée comme «non significative».

Le Dr Turgeon et ses collègues eurent beau chercher des différences en subdivisant leur échantillon selon la durée du séjour aux soins intensifs ou à l’hôpital, selon la présence de problèmes cardiaques ou pulmonaires, l’utilisation de médicaments et d’autres variables, pas moyen de trouver d’avantage au sang jeune. «Dans le monde, en 2015, c’est clairement une des deux ou trois études médicales qui ont fait le plus parler. […] On n’avait pas le niveau de preuve qu’il faut pour changer les pratiques, mais on voyait que la tendance allait vers ça, vers les transfusions de sang jeune. Alors, devant tout ça, les organismes qui s’occupent des collectes de sang se disaient : « Si ça arrive, on va avoir des problèmes, va falloir qu’on restructure complètement nos modes de gestion. »»

Fausse alerte, donc…

Source: La Presse

Image courtesy of Victor Habbick – freedigitalphoto.net

Posted in Recherche clinique et évaluative.